22/12/2019
La cuisine c'est le souvenir...et vous qu'en pensez vous?
Un dimanche pas comme les autres
Chambre N° 207, soins palliatifs.
J’arrive dans la chambre. Il est là, amaigri, très amaigri, le visage déformé par la douleur.
Sa respiration est forte et saccadée. Je lui murmure « mon p’tit papa ne t’en va pas tout de suite, s’il te plaît, restes encore un peu avec nous… »
Il n’est pas encore 9h, qu’il a déjà commencé à cuisiner comme il le fait régulièrement le dimanche.
Les yeux fermés et dans un demi sommeil, j’essaie de deviner ce qu’il prépare rien qu’à l’oreille et à l’odeur.
Les yeux toujours fermés, je me concentre sur les étapes de préparation.
Des oignons qui crépitent…des effluves d’épices, et cette odeur que je connais bien mais qu’est-ce que c’est ? Une herbe aromatique ? Mais oui ! De la coriandre !
Je m’en fiche, je n’y goûterais pas à sa chorba ! Il n’a pas voulu que j’aille à l’anniversaire de Martine hier soir, j’ai seize ans tout de même !!
Je me lève péniblement pour prendre mon petit déjeuner.
Sur la table de la cuisine, un bouquet de coriandre, des tomates, de l’ail, de petites boites d’épices de toutes les couleurs et ce fameux « frick », du blé concassé qui donne ce goût si particulier à la chorba. Et moi, buvant mon café, renfrognée, tellement déçue et en colère de ne pas avoir pu aller à l’anniversaire de Martine…j’ai seize ans et je ne peux rien faire !!
Je m’en fiche, je n’en mangerai pas et je n’irai pas chercher pas chercher le pain non plus, 8 à table, ça fait combien de baguettes ? Au moins quatre pour la chorba !!
Il est midi, j’ai finalement été cherché les 4 baguettes de pain et toute la famille s’installe autour de la table. Le voilà qui ramène sa grosse marmite et la pose sur la table. Je suis tellement en colère, il ne comprend rien à ce que je vis.
Un de mes frères est privilégié, puisqu'il mangera des frites à la place chorba qu’il n’aime pas ! C’est trop injuste ! Moi aussi, j’aurais bien aimé mangé des frites….
Des assiettes creuses, bien remplies, bon ben je vais manger finalement, de toute façon je n’ai pas le choix …en même temps, c’est vrai qu’elle est bonne sa chorba.
Des épices savamment dosées, de la viande d’agneau qui a mijotée longuement et un peu d’harissa pour pimenter le tout. Mais pas seulement, il y aussi cette dose d’amour qu’il met dans ses plats. Mais ça je ne l’ai compris que bien plus t**d.
Au vu de la quantité qu’il a préparé, il est certain que nous en mangerons encore ce soir et demain …sauf le petit privilégié qui mangera encore des frites ou de la purée.
La chambre est sombre, froide et glauque.
Il est là, je surveille sa respiration.
Des images me reviennent en tête ; ce jour, où il m’a expliqué comment faire un bouquet garni oriental : un peu de céleri branche, du fenouil, de belles branches de coriandre un peu d’oignon frais ; tu attaches le tout et cela parfumera tous tes plats en sauce….
Le médecin entre dans la chambre. Je suis mal à l’aise. Je ne veux pas entendre quoique ce soit. Je veux juste rester là auprès de lui à l’entendre respirer. Est-ce qu’il sera à nouveau conscient ? Est-ce que je pourrais encore lui parler ? Lui dire que je l’aime ?
Un flash encore ! Le couscous jaune du dimanche. C’est vrai, ça me revient tout à coup…il préparait la semoule avec un colorant alimentaire qui la rendait jaune et lui donnait un goût unique.
Sa respiration vient de s’arrêter …oh non, non pas maintenant !! J’appelle les infirmières.
Sa respiration reprend. Les infirmières m’expliquent qu’il va y avoir des séquences d’apnée puis ce sera fini. Je ne veux pas y croire. Ce n’est pas possible, pas lui…pas maintenant.
D’ailleurs, je lui ai préparé des veloutés, il faudra qu’il les mange.
Sa respiration s’arrête une nouvelle fois. Je suis moi aussi en apnée en attendant qu’elle reprenne, en attendant qu’elle reprenne, en attendant qu’elle reprenne...
Dimanche 25 février
Chambre N° 207, soins palliatifs.
Paix à ton âme mon p’tit papa.