10/10/2024
Hier soir, j’ai animé un débat philo sur le thème : « La jalousie est-elle une preuve d’amour ? ». Une femme m’a reproché d’aborder un sujet « border », c’est-à-dire limite, et inintéressant. « Border », assurément. J’attendais précisément que mes soeurs et mes frères présents à ce débat pointent ce fait : la jalousie peut être, bien évidemment, une passion violente et asservissante.
Cette femme m’a également reproché d’avoir « le luxe de penser, tandis que des femmes meurent chaque jour dans le monde ». Refusant le débat, elle a quitté la salle.
Il est vrai, c’est un luxe de prendre du temps pour penser, je ne lui enlève pas. Mais il me semble qu’il existe un luxe encore plus grand : celui de ne pas penser.
C’est pourquoi j’ai toujours aimé la résistance dans les débats, posture philosophique par excellence qui consiste à pointer les limites d’un sujet. Et j’ai toujours détesté la condescendance, poison pour les relations humaines qui muselle autrui pour mieux se sentir exister.
À mon échelle, si petite soit-elle, j’essaie de faire de mon mieux pour ouvrir un espace démocratique en organisant des débats philosophiques. Je n’ai jamais eu la prétention d’apporter des solutions pour sauver le monde ; j’espère simplement créer des liens humains, et préserver la raison et l’esprit critique dans un monde où nous manquons souvent de repères. Merci à Antoine de m’offrir un lieu, Le Lou Pascalou, pour faire exister ces débats.
Merci à toutes les personnes présentes hier soir qui m’ont motivée, encouragée et soutenue. Merci à Lisa, Lola, Diane, Sahanah, Maud mais aussi à Enzo, François, Théo et Matéo. Et merci à bien d’autres dont le nom m’échappe, j’en suis navrée.
À mes élèves de Premières et de Terminales, notamment les jeunes filles que j’ai toujours encouragées à prendre place dans le monde, à mes amies qui luttent chaque jour contre les fléaux du sexisme, à ma mère, à ma soeur, et à toutes les femmes et les hommes : osons penser, et bien plus, sentons nous légitimes de penser, quelque soit le sujet, si futile semble-t-il. N'ayons jamais honte de poser une "question bête" (qui sont d'ailleurs, souvent, les plus éclairantes), et préservons ces petits gestes qui nous aident grandement à avancer chaque jour.
Et enfin, n’hésitez pas à me dire quels sujets « borders » vous souhaitez qu’on aborde ensemble ;)
Karl Jaspers
Introduction à la philosophie, 1950, trad. J. Hersch, Plon, 1951.
La philosophie tend « à assumer en une lutte fraternelle, quel que soit le sens de la vérité énoncée, le risque de la communication d'homme à homme; à garder sa raison patiemment et inlassablement en éveil, même devant l'être le plus étranger, qui se ferme et se refuse. (…)
Aussi longtemps que les hommes seront des hommes, la conscience de cette tâche, quelle que soit son apparence ne s'éteindra pas (…)
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la philosophie se trouve en butte à des attaques radicales ; on l'a rejetée en bloc comme superflue et nuisible. À quoi sert‑elle ? (…)
La philosophie devrait donc se justifier. Et, précisément, c'est impossible. Elle ne peut citer pour sa justification aucune espèce d'utilité qui lui donnerait un droit à l'existence. Elle ne peut que se réclamer des forces qui poussent tout homme à philosopher. Elle sait qu'elle plaide une cause désintéressée, soustraite à tout calcul de profits et pertes dans le monde, qu'elle ne concerne que l'homme comme tel, et aussi qu'elle se poursuivra aussi longtemps qu'il y aura des hommes. Ses ennemis mêmes ne peuvent s'empêcher de donner une signification aux forces qu'ils lui opposent et de produire ainsi des systèmes intellectuels liés à une fin, des succédanés de philosophie, déterminés toutefois par le résultat qu'ils visent, tels le marxisme, le fascisme. Ces systèmes intellectuels, eux aussi, témoignent encore du caractère inéluctable de la philosophie. Elle est toujours là.
Elle ne peut pas combattre, elle ne peut pas se démontrer, mais seulement se communiquer. Elle ne résiste pas quand on la rejette, elle ne triomphe pas si on l'écoute. Elle vit dans la région unanime qui, dans les profondeurs de l'humanité, peut lier chacun avec tous. »