10/09/2023
Il y avait longtemps que je ne m'étais pas commise avec une: A. (A). O. Q. Analyse (Amoureuse) d’une œuvre québécoise. Voici la numéro-7
L’Amérique pleure des Cowboys fringants : notre rose des vents
Par anthropologue en Anthropologue en liberté
Le plus important groupe de l’histoire musicale du Québec est un groupe punk : les Cowboys fringants.
Plus qu’un courant musical, le mouvement punk est incarné par une jeunesse désabusée mais tout de même joyeuse, trouvant le réconfort au sein des liens tissés serrés avec des gens qui leur ressemblent, dans une philosophie du Do it yourself. Longtemps autogéré, le groupe a gardé cette philosophie jusqu’à aujourd’hui dans ses projets.
Ce qui est extraordinaire chez les Cowboys fringants, c’est que cet esprit punk s’est incarné dans un groupe qui est devenu celui d’une génération entière, dont l’amour des fans a essaimé chez leurs enfants, comme chez leurs parents. Autrement dit, tout le monde ou presque aime les Cowboys.
J’entendais récemment un animateur d’ICI MUSIQUE réfléchir sur le fait qu’il s’agirait peut-être du plus grand groupe de l’histoire de la musique québécoise, mais il hésitait du fait que leur contribution au plan musicale reste limitée, au sens où ils ne réinventent pas la roue. Soit, mais est-ce qu’on dirait la même chose de l’immense Johnny Cash ou des Rolling Stones qui, pendant des décennies, ont simplement proposé de la bonne musique country ou rock? Non vraiment, pour moi, il n’y a aucune hésitation : les Cowboys fringants sont le plus grand groupe de l’histoire de la musique au Québec.
Des dizaines de leurs chansons ont peuplé notre imaginaire collectif avec force, humour et désespoir, et c’est de l’une d’elle dont je veux parler : l’Amérique pleure. Parce que ce texte est un chef d’œuvre. En quelques ligne, on y décrit, à travers les yeux d’un camionneur, le monde dans lequel on vit et l’existence que nous menons et, bien que nous ne soyons pas tous camionneur, tout le monde peut se reconnaître dans ces mots. Voilà ce qui est révolutionnaire chez les Cowboys : l’air de rien, ils font une critique absolument acerbe de notre monde qui n’aurait pas déplu à Karl Marx.
J’aurais le goût de mettre l’entièreté du texte ici, mais je vais cibler quelques vers. Le protagoniste, qui fait des voyages longues distances vers les États-Unis, parle de sa vie d’ouvrier solitaire des autoroutes :
Non trucker c'pas vraiment l'Klondike
Mais tu vois du pays (yeah!)
Surtout ça t'fait réaliser
Que derrière les beaux paysages
Y'a tellement d'inégalités
Et de souffrance sur les visages
Inégalités et souffrance, deux thèmes plus tellement à la mode dans notre univers surannée du « Quand on veut on peut » qui nous fait oublier les exclus, de plus en plus nombreux, de l’histoire.
Mais c’est un peu plus loin que la vérité pure et simple du capitalisme, cette machine qui broie la planète tout comme ses habitants, mais dont on fait maintes pirouettes pour ne jamais réellement le remettre en question, est révélée :
Moi je traîne dans ma remorque
Tous les excès d'mon époque
La surabondance surgelée
Shootée, suremballée (yeah!)
Pendant qu'les vœux pieux passent dans l'beurre
Que notre insouciance est repue
C'est dans le fond des containers
Que pourront pourrir les surplus
L’insensée exploitation et surtout le gaspillage des ressources limitées de la planète sont ici illustrés en quelques lignes. Mais pire est l’impuissance ressentie face à ce système auquel nous prenons part malgré nous. Telle une religion imparable, la croyance dans la croissance infinie a tout dérèglé, jusqu’au contrat social de base :
Un aut' truck stop d'autoroute
Pogné pour manger d'la ch'noute
C'est vrai que dans la soupe du jour
Y'a pu' tellement d'amour (yeah!)
On a tué la chaleur humaine
Avec le service à la chaîne
À la télé un aut' malade
Vient d'déclencher une fusillade
On réussit, au détour d’un couplet, à parler de la violence endémique qui gangrène le continent, liée à des armes que la loi du marché n’empêche à personne de se procurer. Sombres individus isolés qui souhaitent exister dans l’œil public à travers ces actes de barbarie.
Puis à la fin du voyage, notre trucker s’interroge sur sa propre vie, qu’il remet en question :
Ouais, n'empêche que moi aussi
Quand j'roule tout seul dans la nuit
J'me d'mande des fois c'que j'fous ici
Pris dans l'arrière-pays (yeah!)
J'pense à tout ce que j'ai manqué
Avec Mimi p*s les deux filles
Et j'ai ce sentiment f**ké
D'être étranger dans ma famille
La question qu'j'me pose tout le temps
Pourquoi travailler autant
Éloigner de ceux que j'aime
Tout ça pour jouer la game
C'est si triste que des fois
Quand j'suis loin de la maison
Assis dans mon vieux camion
J'ai tout' l'Amérique qui pleure
Que'que part au fond du cœur
Car en effet, si personne n’échappe aux conditions de l’existence de notre monde, certains en souffre plus que d’autres. C’est l’une des choses que j’aime des Cowboys : plus que des « gens ordinaires », ces sont des classes laborieuses dont il est question, les gagnent petits, dont on ne parle jamais dans les chansons, sauf peut-être dans le country. Voilà peut-être le sens premier du nom de ce groupe.
Après avoir constaté que « c’est toute l’Amérique qui pleure dans son rétroviseur », c’est « que'que part au fond du cœur » de notre protagoniste fumeur de clopes que s’échoue ce constat d’une vie difficile, où les « opportunités » sont souvent limitées par les conditions socio-économiques difficiles.
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Les quatre membres du groupe sont les quatre points cardinaux à partir desquels se forme une œuvre reflétant le Québec des deux dernières décennies.
L’Est est incarnée par Marie-Annick, la musicienne aguerrie et infatigable qui enrobe d’une teneur poétique les pièces aux mélodies accrocheuses. C’est grâce à elle, soleil levant, que s’élève cette musique dont les accents de violon et d’accordéon font sortir du lot les mélodies populaires des Cowboys.
La bassiste Jérôme Dupras, scientifique de haut-niveau et militant écologiste, incarne l’Ouest et le couchant, l’élément qui inscrit le groupe dans la réalité de ce point de non-retour qu’à franchi la Terre avec le réchauffement climatique. Son influence est manifeste sur les propos de plusieurs chansons dont l’apocalyptique « Plus rien ».
Le grand manitou des exceptionnels textes, Jean-François Pauzé, concocte depuis les débuts du groupe ces tirades que scandent les dizaines de milliers de personnes qui assistent aux concerts des Cowboys fringants à travers la francophonie. C’est lui qui donne le nord à la bande.
Quant à Karl Tremblay, il est le meneur, le leader qui, de toute sa fougue, rassemble les forces du groupe. Avec sa grande chaleur humaine, il incarne le grand sud.
Oui, depuis plus de 25 ans Les Cowboys Fringants sont notre rose des vents.
