06/13/2024
Chers lecteurs et amis,
Comme promis, je partage avec vous le texte de la conférence que j’ai prononcée à l’occasion de la Journée internationale des archives, organisée en Haïti sous le format webinaire le 10 juin 2024. Cet événement s'est tenu sous le thème : "Les archives : des témoins du passé commun", initié par la Chaire UNESCO en Histoire et Patrimoine de l'Université d'État d'Haïti (CUHP-UEH) et l'Institut d'Études et de Recherches Africaines d'Haïti (IERAH), en collaboration avec les Archives Nationales d’Haïti (ANd’H).
Conférence : "Les Archives Historiques en Haïti : Un Trésor Fragile au Cœur du Chaos" par Muscadin Jean-Yves Jason
“Chers organisateurs et membres de l’assistance, bonsoir,
Avant toute chose, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Monsieur Kenrick Demesvar, le Coordonnateur et Titulaire de la Chaire UNESCO en Histoire et Patrimoine de l’Université d’État d’Haïti, qui m’a replongé dans un domaine que j'avais quitté il y a plus de vingt ans. L’archivistique est une discipline qui hante ma mémoire. Je salue également le Directeur Général des Archives Nationales d’Haïti, Monsieur Jean Wilfrid Bertrand, les distingués panélistes, et cette audience curieuse de comprendre, je présume, les réalités de la mémoire du pays et les défis auxquels elle fait face en tant que gardienne, les Archives Nationales d’Haïti.
Il m’a été demandé de partager mon expertise sur le thème : "Les Archives Nationales d’Haïti : rôle, fonction et défis". Cependant, il est urgent de s’éloigner des approches conventionnelles afin de ne pas masquer les vrais défis et enjeux importants nécessitant une réflexion approfondie sur les Archives Nationales d’Haïti. Par conséquent, risquant de marcher sur les plates-bandes de mes trois collègues intervenants, je me permets de dépasser mon thème en proposant un sous-thème intitulé : "Les Archives Historiques en Haïti : Un Trésor Fragile au Cœur du Chaos". La conjoncture tumultueuse actuelle du pays exige une exploration consciente des aspects profonds relatifs aux Archives Nationales. Je remercie par avance de leur compréhension, le Coordonnateur et Titulaire de la Chaire UNESCO, Marie Paula Fortuné, Landy Polynice et Léonel Blot. Mon ami, Kesler Bien-Aimé, ne risque rien.
Au demeurant, une telle démarche nous aidera, aussi, d’une part, à nous plonger dans une exploration audacieuse et parfois contradictoire des thèmes abordés dans le vaste domaine de l’archivistique - de l’autre, à construire un nouveau cadre théorique pour la clinique de la mémoire nationale. Donc, sans crainte de nous perdre, remettons en question les évidences, confrontons les idées reçues et cherchons ensemble de nouvelles perspectives pour enrichir notre compréhension des des problématiques délicates auxquelles nous sommes confrontés dans le domaine des archives en Haïti.
S’il fallait trouver une phrase pour résumer le thème à traiter, je dirais : Bienvenue dans le monde complexe ! [Mettons-nous d’accord !] dans le cadre de cette présentation, je ne me référerai que de manière accessoire et fonctionnelle aux définitions du dictionnaire de l’archivistique générale. Je me présenterai en narrant, sous la forme la plus neutre, mon parcours au sein des Archives nationales d'Haïti [ce que j’ai appris et compris] pour présenter ensuite les faits et les arguments correspondant à trois grandes orientations En somme, cette démarche nous aidera à la fois à explorer de manière audacieuse et parfois contradictoire les thèmes abordés dans le vaste domaine de l’archivistique, et à construire un nouveau cadre théorique pour la clinique de la mémoire nationale. Sans crainte de nous égarer, remettons en question les évidences, confrontons les idées reçues et cherchons ensemble de nouvelles perspectives pour enrichir notre compréhension des problématiques délicates auxquelles nous sommes confrontés dans le domaine des archives en Haïti.
Si je devais résumer le thème de ma présentation en une phrase, je dirais : "Bienvenue dans le monde complexe !" Pour clarifier, dans cette présentation, je me référerai de manière accessoire et fonctionnelle aux définitions du dictionnaire de l’archivistique générale. Je me présenterai en narrant, de manière la plus neutre possible, mon parcours au sein des Archives Nationales d'Haïti, exposant ensuite les faits et les arguments correspondant à trois grandes orientations :
1. Celle qui nie toute signification et importance à la démarche du Président Fabre Nicolas
Geffrard de fonder le dépôt d’archives nationales en 1860, que j’appelle la pierre angulaire de notre mémoire. 2. Celle qui considère qu’il faut construire une société basée sur « l’Alzheimérisation » collective. 3. Celle de la quête éternelle de soi pour construire l’utopie, dans l’esprit de la citation de Gramsci : « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va. »
En ce sens, le passé est la rampe de lancement vers l’avenir. Didier Sicard nous rappelait : « Une mémoire individuelle perdue fait apparemment disparaître l’humain, mais une mémoire collective dissoute donne le sentiment d’une appartenance commune limitée au présent, et nous déshumanise. »
Un peu d’histoire, pas tout à fait personnelle :
En début 1982, pour compléter mon dossier en classe de première, j’ai été confronté à un aspect des Archives Nationales d'Haïti portant pour moi un nom étrange : “L’extrait d’archives”. Fin 1983, les Archives Nationales d'Haïti, avec le soutien de l’UNESCO, lancent un concours pour recruter de jeunes Haïtiens afin de sauvegarder les archives historiques haïtiennes, pilier de la mémoire collective du peuple haïtien. J’ai participé au concours et été admis parmi une trentaine de jeunes devant assurer la sauvegarde de la mémoire du pays. J’avais 18 ans et étais l’un des plus jeunes guerriers du groupe.
J’ai suivi des cours dispensés pendant plus de 15 mois par des professeurs de l’UEH et d’universités étrangères liées à l’UNESCO. Au cours de mon parcours entre théorie et pratique, [formation et stage a l’etranger, colloques et rencontres avec des professionnels du domaine, fondation de l’association des archivistes haïtiens], j’ai compris que les documents étaient gardés dans un bâtiment inadapté au Poste Marchand, où la poussière, la chaleur et les rats étaient leurs ennemis. J’ai, aussi, appris que la préservation de ces documents uniques devenait une course contre la montre. Que faire ? J’ai été témoin des projets de l’institution pour réhabiliter la mémoire historique mais pour les gouvernements successifs, les archives publiques des 3 âges (courantes, intermédiaires et historiques) sont restés l’ennemi à abattre.
A l’evidence, la préservation de ces documents uniques devenait une course contre la montre. En 1995, en démissionnant de mon poste de chef des archives historiques, j’ai rapporté le traitement de 7 kilomètres linéaires de documents historiques prêts à être consultés. Je présume que, si ceux qui m'ont succédé ont maintenu ce rythme, trente ans plus t**d, on devrait avoir plus de vingt kilomètres de documents traités. Certes, il faut tenir compte des contextes changeants, des coups d’État, des changements de gouvernement, des révolutions populaires, du tremblement de terre de 2010 et plus récemment du COVID-19, ainsi que de la destruction massive des biens matériels et immatériels d'Haïti par les gangs armés.
Back to the future. En 1991, étudiant en histoire à l’ENS dans un article publié dans la r***e Chemins critiques, intitulé « L’État des fonds aux Archives Nationales d’Haïti », j'ai présenté la multitude de documents historiques dispersés à l'étranger, notamment aux États-Unis, en Argentine, en France, en Espagne et en Angleterre. Il serait pertinent que nous sachions quels documents de notre mémoire nationale sont détenus à l’étranger. Certains pourraient se demander : « Pourquoi ? » D'autres diraient que je rêve. À cela, je répondrais comme Eduardo Galeano : « L’histoire ne dit jamais au revoir mais plutôt à bientôt ! » Un jour ou l’autre, Haïti exigera la restitution de sa mémoire. Bon… c’est une autre histoire.
1997. J’ai récidivé en publiant une étude via BIEF-Etudes Canada sur ce Trésor enfoui et vole ET surtout sur le Risque d'Amnésie Nationale intitulé “Le présent des choses passées OU les Archives Nationales d’Haiti - faits et perspectives. Allant plus loin, j’ai buté sur une question : Comment le rôle des archives s’inscrit-il dans les processus mémoriels et la recherche historique dans notre pays? [j’y reviendrai] J’ai encore attiré l’attention sur le fait que “Les archives historiques haïtiennes renferment les témoignages précieux des luttes, des espoirs et des accomplissements du peuple haïtien à travers les siècles. Cependant, ce trésor enfoui est menacé par l'oubli, la négligence et l'indifférence, risquent de plonger le pays dans une amnésie collective préjudiciable à la construction d'une identité forte et résiliente.”
En 2016, j'ai publié chez Edilivre (France) un livre sur le séisme qui détruisit la capitale d'Haïti en 2010. Pour ce projet, j'ai dû effectuer des recherches documentaires à l’étranger, faute de documents d'archives en Haïti. J'ai également rencontré ce problème en 2005 lorsque j'ai voulu écrire sur les dégâts causés par le cyclone Jeanne.
De 2000 à 2020, j'ai été témoin des efforts de la Direction générale des Archives Nationales d’Haïti pour promouvoir la construction d’une Cité des Archives. Le Directeur Bertrand affirme que c’est pour permettre à l'institution de répondre à sa mission dans la gestion des patrimoines. Il informe inlassablement que la direction s'active pour la construction d'un bâtiment capable de répondre aux normes standards de gestion rationnelle des documents.
En 2024, pour lancer un nouvel appel à l'action face au péril imminent de cette partie de la mémoire collective, j’ai écrit un autre livre : « Comprendre pour sortir du chaos. Manuel d’histoire critique. Tome 1 ». Il est impératif que les citoyens et les décideurs nationaux se mobilisent pour préserver ce patrimoine essentiel. Pour construire une Haïti meilleure, il nous faut désapprendre et nous engager vraiment dans la sauvegarde des archives historiques. Quelques extraits de mon livre : “Ayant passé plus de 15 ans à travailler au Service historique des Archives Nationales d’Haïti et à collaborer avec les services techniques de la Bibliothèque Nationale d’Haïti, nous avions compris voire appris que ni les archives ni les livres ne parlent « tout seuls » : ils reflètent des intérêts, des espoirs et des craintes - ceux des acteurs ainsi que ceux des utilisateurs. Par exemple, tel un monument d’ambigüité, nous avions vécu le silence coupable de la recherche historique haïtienne comme un aspect posthume dans la violence sur la mémoire du Père de la Patrie. Ce cas de damnatio memoriae (damnation de la mémoire), par lequel ceux et celles qui ont écrit notre histoire continue de damner la mémoire de l’Empereur condamné pour un règne qu’ils ont jugé mauvais. Combien de documents d’archives y relatives sont « consultables » en Haïti ?...
Questions.
Que faire pour accéder à notre mémoire ?
Où consulter l’acte de l’Indépendance d’Haïti ?
Où sont gardées ou sauvegardées nos archives ?
Dans un immeuble à Poste Marchand ?
Chez des dilapidateurs appelés collectionneurs ?
Où ?
Où trouver l’« archeion » ? Ce mot signifiant une institution, comme les Archives Nationales d’Haïti, qui gère et conserve des fonds d’archives... la mémoire du pays. Les archives se définissent dans la terminologie archivistique comme les « documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ». Dans notre cas, nous devrons constater : Pas d’archives - pas d’histoire!
Questions.
L’intervention « archivale » étant liée à la narration où documentent-ils les histoires qu’ils nous racontent ?
Oseraient-ils paraphraser Langlois et Seignobos, pour répondre : « Au-delà des documents, l’histoire. » ?
Derrida et Stiegler nous invitent à, inévitablement, faire preuve de vigilance critique à l’égard de cette politique de la mémoire, et, d’un même mouvement, exercer une critique de la politique de la mémoire. Faces et masques, car, ce que peut l’histoire, c’est faire droit aux futurs non advenus, à ses potentialités inabouties. Constatant qu’en 2023, Haïti tente d’être en « mode rupture », il nous vient en mémoire, le célèbre texte du Livre VII de La République de Platon (370 av. J-C), présenté sous la forme d’un dialogue entre Socrate et son élève Glaucon, l’allégorie de la caverne. Un extrait : « Des hommes vivent dans une caverne depuis toujours. Ils sont enchaînés de sorte qu’ils ne peuvent tourner la tête et qu’ils ne voient que la paroi en face d’eux, qui constitue le fond de la caverne. Sur la paroi se reflètent des ombres projetées par des individus qui agitent des marionnettes. N’ayant jamais rien connu d’autre, les prisonniers perçoivent ces ombres comme la réalité. Un jour, un prisonnier est libéré de sa condition et accède à la lumière, non sans souffrance. » Les thèmes abordés dans l’allégorie de la caverne sont la culture, la justice, la vertu, l’ignorance, les illusions et la connaissance. Et c’est tout le sens de cet alter manuel d’histoire lequel en 5 parties denses suivant le parcours mouvementé d’Haïti du 15e au 21e siècles, démontrent qu’à partir de la documentation disponible que les « vendeurs d’histoire(s) nous mentent » et que des voies de compréhension et de solutions existent pour notre pays. Ce manuel d’histoire critique en 28 titres contenant une énorme quantité de matériaux historiques, d’exemples historiques et autres sujets pertinents pour l’historien appelle un « autre regard ». Il s’att**de sur des faits actuels dérangeants sans pour autant tenir le discours de l’accusation. Il réfute, aussi, les mises en cause anachroniques en mettant les réalités sociopolitiques haïtiennes en lumière lesquelles sont des moments d’histoire à dépasser. Une démarche essentielle pour comprendre les enjeux de l’autre Haïti possible.
Chers lecteurs, une société ne peut pas espérer développer des citoyens pleins de vie, si elle ne change pas fondamentalement de base de la vie et ses mouvements. Il est temps de comprendre que nous n’avons nulle part où déménager! [ Comprendre pour sortir du chaos, pp 18-19]
Pour conclure, permettez-moi de lire une infime partie du plaidoyer central.
« En dépit des efforts déployés depuis plus de trente-sept ans, la menace de destruction d'un pan entier de la Mémoire Nationale reste une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de la nation haïtienne. Plus de cinquante années d'archives administratives et historiques ne sont pas encore versées aux ANH. Le séisme du 12 janvier 2010 a porté un coup à nos archives administratives. Les trois pouvoirs de l'État ont le devoir d'accentuer et de renforcer leur contrôle sur l'ensemble de la mémoire administrative. »
Dans une démarche consciente de proposition, j’ouvre le débat sur douze points que je qualifie de recommandations pour améliorer la Direction Générale des Archives Nationales afin de mieux servir les chercheurs, les décideurs et le public en général :
1. Mettre en valeur les archives disponibles aux Archives Nationales en assurant leur accessibilité et leur diffusion.
2. Lancer une campagne d’information sur la Mémoire Collective conservée dans les dépôts de documents.
3. Se démarquer de l’état civil du XXe siècle à aujourd’hui.
4. Mettre en place un fonds pour la mémoire historique du pays.
5. Assurer une véritable transition numérique.
6. Lutter pour la construction de la Cité des archives.
7. Intégrer l’UEH et les sociétés haïtiennes d’histoire dans la formation de personnel qualifié.
8. Recruter à 50 % au sein des facultés dédiées à l’histoire.
9. Insister pour qu’un décret ou un arrêté soit pris pour un budget adéquat des archives nationales.
10. Travailler pour une législation sur les archives concernant leur conservation et communicabilité.
11. Opter pour une coopération internationale et des partenariats pour partager des bonnes pratiques et des ressources.
12. Développer un plaidoyer à travers des expositions, publications et événements éducatifs pour sensibiliser le public à l'importance de la mémoire collective.
En conclusion, il est essentiel de comprendre le présent pour sauver les archives du pays. Les archives jouent un rôle fondamental dans la compréhension des contextes sociaux, politiques et économiques actuels. En rendant les archives plus accessibles, la Direction Generale des Archives Nationales d’Haiti contribuera à une meilleure compréhension du présent, éclairant ainsi les politiques publiques et les débats sociétaux.
Merci de votre attention.
Bibliographie relative aux archives haïtiennes et aux archives du monde
Archives haïtiennes (livres et articles):
1. Laurore St-Juste, Les Archives Nationales d'Haiti hier, aujourd'hui et demain, Caribbean Studies, Vol. 1, No. 2 (Jul., 1961), pp. 12-15 (4 pages), Published By: Institute of Caribbean Studies, UPR, Rio Piedras Campus
2. Jean Wilfrid Bertrand, Les Archives nationales d'Haïti : près de deux siècles d'histoire, un nouveau depart [article], La Gazette des archives Année 1988 142-143 pp. 25-35
3. Bertin, Max. "Histoire des archives haïtiennes." Port-au-Prince: Imprimerie de l'État, 1962.
4. Muscadin Jean-Yves Jason, le present des choses passees ou les Archives haitiennes, faits et perspectives, BIEF ETUDES, Ottawa (Canada), 1997
5. Nicolas, Robert. "La mémoire nationale haïtienne: un héritage en péril." Port-au-Prince: Éditions de l'Université, 2010.
6. Demesvar, Kenrick. "Les archives nationales d’Haïti: défis et perspectives." Port-au-Prince: Chaire UNESCO, 2016.
7. Muscadin Jean-Yves Jason, Seisme du 12 janvier 2020 en Haiti. Entre l’incertain, le probable et …, Edilivre, Paris, 2016
8. Muscadin Jean-Yves Jason, Comprendre pour sortir du chaos. Manuel d’histoire critique. New York Publishers, USA, 2024
Archives du monde :
1. Cook, Terry. "Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory." Archival Science 2 (2002): 1-19.
2. Duranti, Luciana. "The Archival Bond." Archives and Museum Informatics 11, no. 3-4 (1997): 213-218.
3. Gilliland, Anne J. "Conceptualizing 21st-Century Archives." Chicago: Society of American Archivists, 2014.
4. Ketelaar, Eric. "Cultivating Archives: Meanings and Identities in the Postmodern Archive." Archival Science 2 (2002): 31-47.